Revaloriser l'enseignement professionnel

N’a-t-on pas tous un think tank préféré ? En tout cas, nous oui, et c’est VersLeHaut, qui vient une fois de plus de frapper fort avec son étude Le monde du travail, nouvel horizon éducatif ? sortie le mois dernier.
Le constat ? Une déconnexion entre l’école et le monde du travail, une idolâtrie du diplôme qui crée bien souvent des déceptions à la sortie des études, et une dévalorisation de la pratique au profit d’une éducation très théorique.
L’étude est vaste, mais ici, nous nous pencherons surtout sur la course aux diplômes, la dévalorisation de la voie professionnelle et sur la question épineuse de l’orientation.
Métier vs Diplôme : une opposition vieille comme la démocratie
La séparation de l’éducation théorique et du travail manuel datent de la Grèce Antique, où la pensée de Platon divise la société entre les laboureurs et les artisans, les guerriers, et les gouvernants et magistrats. De l’académie fondée par Platon naît l’idée de cette division entre l’étudiant philosophe et le travailleur manuel, dont les préoccupations sont bien plus matérielles. Si Aristote tentera par la suite de faire valoir la nécessité pour tout individu de participer de façon concrète (et pas seulement contemplative) à la vie politique et collective pour construire une société juste, cette distinction sociale académique entre érudition et métier manuel peine encore aujourd’hui a être réconciliée.
Ce n’est pas faute d’essayer : dans la poursuite de l’objectif du “80% d’une classe d’âge au Bac !” plaidé par Jean-Pierre Chevènement en 1984, le bac professionnel voit le jour, dans le but d’anoblir la voie professionnelle. À la place, on en a fait une voie de relégation et a échoué à mettre le métier au cœur de la question de l’orientation devant l’importance croissante des “beaux diplômes”.
Mais le métier tente un come-back depuis ces dernières années. À l’heure où les Bullshit Jobs, comme les appelle David Graeber, font de moins en moins rêver et que les livres d’intellectuels reconvertis en artisans ne tarissent pas d’éloges sur le travail manuel (on citera Éloge du Carburateur et La Vie solide. La charpente comme éthique du faire), il semblerait que l’on commence collectivement à comprendre que se sentir utile rend plus heureux qu’un beau diplôme. D’autant plus que les diplômes ne tiennent plus leurs promesses : les jeunes sont de plus en plus nombreux à avoir un niveau de formation initiale supérieur au niveau requis pour leur poste, et un titulaire de licence sur deux occupe un poste sans aucun rapport avec sa formation.
La voie professionnelle a donc tout à jouer ! Mais le modèle de l’enseignement professionnel français peine à trouver la bonne cadence…
Qui a tué la voie professionnelle ?
Platon, notre modèle de société élitiste prônant l’importance des diplômes, les réformes ratées… Les suspects sont nombreux, et l’envergure du problème est vaste.
79 % des élèves en lycée professionnel disent que ce dernier n’est pas assez valorisé (ça monte à 83 % en milieu rural), et 43 % considèrent que ce choix n’est pas le leur. On part plutôt mal. Pourquoi cette voie n’a-t-elle jamais pu émerger comme une alternative viable à la filière générale ?
LE LYCÉE PROFESSIONNEL REGROUPE LES ÉLÈVES LES PLUS EN DIFFICULTÉ - LES TROIS QUARTS DES COLLÉGIENS EMPRUNTANT CETTE VOIE ONT UNE ANNÉE OU PLUS DE RETARD SCOLAIRE.
Enquête Viavoice, Une voie pour tous. Le lycée professionnel : Image,
perceptions et enjeux d’avenir, janvier 2023
Déjà, parce que les élèves ayant des affinités et des talents ne relevant pas des matières valorisées dans l’enseignement général ne font pas l’objet d’une orientation sur-mesure : leur orientation relève d’une marginalisation plus que d’une réelle décision. Et pour cause : les bacheliers professionnels sont, dans leur insertion professionnelle ou leur poursuite d’étude, en concurrence avec les titulaires du bac technologique issus de la filière générale, ainsi que les détenteurs de DUT ou de BTS souvent plus qualifiés. Difficile, dans ce contexte, de se réjouir d’accéder à la voie pro.
Ensuite, parce que notre modèle éducatif français se démarque de celui des autres pays européens par la scolarisation considérable de l’enseignement professionnel. Dans des pays comme la Suisse, la Suède ou les Pays-Bas, cet enseignement a une plus forte composante professionnelle et appartient à un système de formation duale, permettant aux élèves de passer la moitié de leur temps en apprentissage dès l’âge de 15 ans. Il est ainsi plus facile de s’intégrer dans le monde du travail tout en poursuivant des études supérieures si désirées.
Et si la réforme récente du lycée professionnel visait à reproduire les succès de celle de l’apprentissage pour faire du lycée professionnel un choix positif, reconnu et plébiscité, elle semble avoir manqué la cible. Les élèves de lycées professionnels sont bien différents des apprentis, que ça soit dans leurs besoins ou dans leur sociologie.
Les obstacles au succès des jeunes en voie pro identifiés par la réforme étaient l’enseignement professionnel et ses diplômes inadaptés, et elle proposait de les résoudre en augmentant le temps passé par les élèves en entreprise de 4 semaines. Sauf qu’ils y passaient déjà 20 semaines par an, et que bon nombre d’entre eux affichent des difficultés scolaires (des difficultés de lecture, d’écriture, de compréhension de texte et de calculs) auxquelles seul l’école peut répondre.
De quoi aurait donc besoin la voie pro ? Selon Pascal Vivier, secrétaire général du premier syndicat de l'enseignement professionnel :
- De garantir une qualification pour tous les jeunes en renforçant les enseignements généraux par une pédagogie adaptée et en repensant l’acquisition du socle commun dès le collège.
- D’adapter les formations aux besoins futurs et aligner les compétences enseignées sur les besoins des entreprises afin d’assurer l’insertion professionnelle des élèves, en intégrant les entreprises comme acteurs de la formation.
- De refonder l’orientation et l’enseignement professionnel supérieur : Transformer l’orientation dès la 6e en un parcours éducatif continu.
“Aucune réforme ne peut s’envisager en silos. Sans diagnostic clair, sans un objectif global et sans plan pour y accéder, nous aurons à subir l’échec d’un système, l’échec de politiques qui obèrent l’avenir d’une jeunesse intégrée dans un pays uni où les entreprises novatrices sont à la pointe dans un monde global, concurrentiel et fragmenté. Tout reste donc à faire. Nous devons porter cette ambition. Elle est atteignable !”
- Pascal Vivier, secrétaire général du premier syndicat de l'enseignement professionnel
Les pistes d’amélioration existent, et c’est déjà une bonne nouvelle. Reste encore à pouvoir aider les élèves qui pourraient bénéficier d’un apprentissage professionnel à s’orienter correctement…
De la désorientation à l’orientation
C’est dans les années 1970 qu’apparaît la possibilité pour les élèves de choisir leur avenir. Là où l’école imposait un parcours académique sur la base des résultats ou du profil d’un jeune, le choix revient désormais aux élèves. Super ! Sauf que l’on a tous eu 14 ans (sauf nos lecteurs de 13 ans et moins, que l’on salue !), et que l’on sait la difficulté de faire un choix éclairé quand on sait si peu du monde du travail et de soi-même. L’apprentissage des “compétences à s’orienter” revient donc au corps enseignant, qui se dit mal outillé pour relever le défi.
85 % DES PROFESSEURS PRINCIPAUX N’ONT REÇU AUCUNE FORMATION SPÉCIFIQUE POUR ACCOMPAGNER À L’ORIENTATION.
Sénat, « Bilan des mesures éducatives du quinquennat », rapport d’information
n° 543, déposé le 23 février 2022
Comment apprendre aux élèves à se connaître ? Beaucoup d’acteurs éducatifs ont recours à des outils de quizz ou de tests de personnalité. Si ces outils peuvent aider les élèves à identifier leurs forces, leurs passions et leur concordance aux besoins de la société, ils laissent peu ou pas de place à la notion que l’individualité se construit tout au long de leur vie. On prend alors par leur utilisation le risque d’inculquer aux jeunes une compréhension essentialisante d’eux-mêmes et de les enfermer dans une quête de soi introspective et perpétuelle. Après tout, les adolescents en sont aux balbutiements de la découverte de leur individualité. Pourquoi les enjoindre à l’introspection pour découvrir qui ils sont, quand on peut les inciter à démêler le fil de leur histoire pour pouvoir “comprendre le passé, donner un sens au présent et éclairer l’avenir” ?
“En définitive, il est demandé aux élèves de se chercher et de se trouver pour s’orienter, alors même que c’est entre autres par l’orientation que l’on construit.”
- Le monde du travail, nouvel horizon éducatif ?, VersLeHaut
Cette perspective a également l’avantage de nuancer l’opposition entre une orientation choisie et une orientation subie, où une orientation initialement vue comme indésirable pourrait être non plus un échec mais le point de départ d’une nouvelle trajectoire. Elle fait de l’orientation non pas un moment figé, mais un processus perpétuel évoluant au gré des opportunités, des expériences et des rencontres. Elle permet aux élèves de s’ouvrir à l’inconnu et d’introduire une brèche dans leurs projections et celles de leurs parents.
IL FAUT COMPRENDRE L’ORIENTATION COMME UNE DYNAMIQUE OÙ CONTRAINTES ET ASPIRATIONS S’ENTRELACENT.
Mais la question du choix subsiste. Si “Décider est un apprentissage”, comme le dit le neuropsychologue Bernard Anselem, comment apprendre à décider ?
Fort heureusement, le corps enseignant n’est pas seul face à cette question : certains acteurs de l’éducation se spécialisent dans l’orientation. Par exemple, l’association Crée ton avenir conçoit des parcours d’apprentissage au choix, de la 5e jusqu’à la terminale, et forme et accompagne les équipes éducatives pour déployer ces parcours. Leur but est d'aider les jeunes à identifier les choix nécessaires à leur orientation, leurs critères, leurs conséquences, les informations dont ils ont besoin… Au final, 92 % des jeunes indiquent que ces parcours les ont aidés dans leur choix d’orientation !
Cet apprentissage du choix fait partie des fameuses compétences psycho-sociales (ou CPS), qui suscitent un intérêt croissant à la fois à l’école et en entreprise.
LES COMPÉTENCES PSYCHO-SOCIALES PERMETTENT DE VALORISER UN MÉRITE PROFESSIONNEL PLUTÔT QUE STRICTEMENT SCOLAIRE.
L’impact scolaire et professionnel des CPS a été démontré par le Prix Nobel d’économie James Heckman, prouvant qu’elles pouvaient même compenser certaines lacunes académiques. Elles sont, dans certains pays nordiques, intégrées dans le système éducatif et évaluées comme des compétences académique tant elle sont jugées intégrales à l’éducation de futurs citoyens. Et leur importance grandit à l’heure où un jeune sur quatre sortant de formation initiale est détenteur d’un master et où le diplôme est de moins en moins différenciant dans le monde du travail.
Peut-être une piste à creuser lorsque l’on s’interroge sur l’avenir de l’école et comment elle peut répondre aux besoins d’une société qui change toujours plus vite…
Devrions-nous retourner à l’école ?
De décorticages en propositions, l’étude de VersLeHaut peint dans ses pages de grandes ambitions pour l’éducation des jeunes. L’apprentissage des CPS nécessaires aux jeunes pour aborder sereinement leur orientation puis le monde du travail est à lui seul un défi de taille pour l’Éducation Nationale - certains diraient même “mission impossible”. C’est sans compter sur tous les acteurs de l’éducation prêts à se retrousser les manches !
"Ces compétences non académiques ne relèvent pas uniquement de la responsabilité à l’école. Le bien-être des élèves, la vie collective, ne lui sont pas exclusifs. Plutôt que de développer dans les programmes déjà denses de nouvelles formes « d’éducation à » (la citoyenneté, la vie affective et sexuelle, l’égalité homme/femme), autant ouvrir l’école aux acteurs qui sont formés à accompagner les jeunes sur d’autres aspects de leur développement et de leur réussite."
- Le monde du travail, nouvel horizon éducatif ?, VersLeHaut
L'étude se conclue sur notre responsabilité d'acteurs, grande ou petite entreprise, association ou mairie, de rester en lien avec les écoles de nos territoires pour s’impliquer utilement dans le monde de l’éducation. Les acteurs de l’éducation doivent pouvoir accompagner le corps enseignant dans le développement et l’éveil des élèves et être soutenus dans ce sens. Et le monde du travail représente une trop grande partie de l’avenir des jeunes pour ignorer son rôle actif dans leur orientation.
IL NOUS FAUT CONSTRUIRE UNE ÉCOLE DE LA CURIOSITÉ ET DE L’EXPÉRIMENTATION, SOLIDEMENT ANCRÉE DANS SON TERRITOIRE, OUVERTE SUR DES ÉDUCATEURS-RELAIS QUI NE FERAIENT PAS TOUT SUPPORTER AUX ENSEIGNANTS.
Si ce que vous venez de lire vous a un tant soit peu intéressé, sachez que nous n’avons même pas abordé le quart du contenu de l’étude, et que l’on vous encourage (très) vivement à lire. De la reconversion à l’andragogie, en passant par l’entreprise comme lieu d’éducation et jusqu’au déclassement massif vécu par les jeunes diplômés, le tout avec la filière du BTP en fil rouge pour illustrer les tensions entre besoin de main-d’œuvre qualifiée et faible attractivité des filières professionnelles, c’est une mine d'or. Vous pourrez la trouver ici !
L’étude se conclu sur plusieurs recommandations, regroupées sous trois axes :
- Mieux calibrer l’offre de formations aux besoins de la société.
- Diversifier les parcours de réussite à travers une véritable éducation au choix.
- Promouvoir l’engagement éducatif des entreprises.
Le grain de sel d’Enactus
Si ce sujet nous touche, et si l’on a choisi d’aborder ces aspects de l’étude plus que d’autres, c’est parce que Enactus Lycéens intervient en grande majorité dans des classes de lycées professionnels et que ces constats, nous les faisons chaque fois que nous mettons les pieds à l’école.
Mais à notre échelle, on essaie de faire changer les pratiques pédagogiques. Nous apportons aux élèves la connaissance de soi au travers d’un projet à impact ancré dans leur territoire, émanant de leurs préoccupations. Nous promouvons l'expérimentation, et nous facilitons le développement de compétences psychosociales essentielles aux jeunes pour réussir à l’école comme au travail. Et en sensibilisant les élèves aux défis actuels, on espère les préparer à se faire leur place dans une société ou 85% des métiers à horizon 5 ans n’existent pas encore.